25 ans après le premier bilan dressé par Marc Vuilleumier («Quelques jalons pour une historiographie du mouvement ouvrier en Suisse», Revue européenne de sciences sociales et Cahiers Vilfredo Pareto, n. 29, 1973), le champ nouveau dont l'article dessinait les contours et appelait au défrichage est aujourd'hui largement construit. Autrefois un champ de bataille, le territoire s'est largement apaisé à mesure que le mouvement ouvrier se rapprochait, selon le constat lapidaire de Brigitte Studer, de sa «quasi-disparition en tant qu'acteur social». Bonne nouvelle, en théorie, pour l'historien-ne, car il est «plus aisé d'historiciser ce qui semble définitivement appartenir au passé». Mais qui s'intéresse à ce qui n'appartient qu'au passé? Pour Bernard Degen l'histoire du mouvement ouvrier suscite à la fois moins de résistances institutionnelles et moins d'intérêt depuis qu'elle a perdu sa force de rupture politique des années '60 et '70. Intégrée à l'histoire nationale depuis les années '80, elle se trouve menacée selon Hans Ulrich Jost d'une nouvelle marginalisation face à la «toute-puissance actuelle du néolibéralisme». Lieu de réflexion et outil de travail, ce nouveau bilan en forme de puzzle est donc aussi un appel à la résistance.
Au-delà de ces constats sombres qui planent sur l'entreprise, la visite guidée des chantiers ouverts depuis les années '70 se révèle très réjouissante. Nouveaux objets: après les événements majeurs – la grève générale, la paix du travail –, les grandes organisations – la Première internationale, le PS, l'USS – et les grands hommes, c'est le fourmillement de la petitesse – courants mineurs, événements locaux, petites gens – qui élargit le champ de vision de l'historienne. Nouvelles approches: de l'histoire de la construction des organisations ouvrières on est passé à l'étude de l'identité collective – culture, conscience, valeurs –, du milieu et du mode de vie. Nouvelles problématiques: les travaux sur la consommation révèlent des formes de changement socio-culturel venant d'en bas, l'étude des relations industrielles éclaire le rôle joué par le mouvement ouvrier dans la constitution d'un capitalisme organisé, l'examen de la culture ouvrière fait apparaître un liant jusqu'ici négligé dans le processus de cohésion sociétal. De l'histoire – essentiellement institutionnelle – du mouvement ouvrier on est ainsi passé à une histoire sociale qu'on appellera désormais, pour marquer le tournant epistémologique, histoire ouvrière.
Après deux articles de Hans Ulrich Jost et de Bernard Degen, qui revisitent l'historiographie depuis le 19e siècle en éclairant son rapport avec le devenir de la société suisse, une série de contributions thématiques présentent les explorations des dernières décennies. Brigitte Studer situe l'histoire des femmes qui, devenant histoire des genres, cesse d'être une simple annexe consacrée à un sujet marginalisé et dévoile un des mécanismes fondamentaux à l'œuvre dans la construction de l'édifice social: on découvre ainsi que l'intégration du mouvement ouvrier passe entre autres par la circulation interclasse du modèle culturel de la femme au foyer. Jakob Tanner consacre son bilan aux con-flits du travail, aux relations industrielles et aux mouvements de consommateurs, Rudolf Jaun à l'organisation technique du travail et à la question du chômage, qui lui apparaît toujours comme un véritable terrain vague historiographique. Mario König dessine, pour la catégorie encore méconnue des employé-e-s, les courbes parallèles des mobilisations et de la recherche historique, pour découvrir qu'elles s'interrompent ensemble à la fin des années '70. Charles Heimberg souhaite à l'histoire culturelle un saut qualitatif grâce auquel la culture ouvrière ne serait pas tant étudiée pour elle-même que par sa participation – dialectique, entre opposition et intégration – au devenir sociétal. Dans une autre contribution, Heimberg pointe l'importance de l'immigration: puisque «l'histoire de l'industrialisation est d'abord celle d'un déracinement général», ces mouvements sont cruciaux dans la formation de l'identité collective. Appelant à accroître les échanges avec une région un peu à l'écart des débats nationaux, Gabriele Rossi présente enfin l'historiographie tessinoise du mouvement ouvrier.
Avec le volumineux dossier sur le cinéma constitué par le collectif Cinoptika, on quitte le terrain rétrospectif et on entre dans la prospective: à défaut de recherches existantes, le groupe propose l'«esquisse d'un corpus» de sources en pellicule, ouvre des pistes de réflexion sur la perception et l'utilisation du cinéma par les organisations ouvrières, tente de situer les cinéastes engagés d'après 1960 et invite les historiens à plonger dans les images qui, loin d'illustrer servilement un discours connu, en mettent parfois en lumière les ambivalences.
Remplissant dans sa dernière partie sa mission d'outil de travail, l'ouvrage présente l'état des fonds suisses sur l'histoire ouvrière: Karl Lang, du Sozialarchiv, dresse un inventaire à 62 entrées, Sylvie Béguelin fait le point sur le fonds Humbert-Droz, Gabriele Rossi sur celui de la fondation Pellegrini-Canevascini, et Huub Sanders répertorie les sources concernant la Suisse conservées à l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam. Une bibliographie réunissant l'ensemble de la production des 25 dernières années – 1000 titres – complète enfin les bibliographies partielles jointes aux articles.
Nicola Ulmi (Genève)
traverse – Zeitschrift für Geschichte – Revue d'histoire 1999 / 02