La sociabilité sportive
Thomas Busset et Markus Lamprecht
Lors d'une discussion menée en marge d'un récent colloque, l'un des participants racontait qu'à l'occasion d'une procédure de nomination pour une chaire d'histoire, il avait songé à donner une conférence sur un thème lié au sport. Sur le conseil d'un collègue mieux au fait des usages académiques, notre interlocuteur retint finalement un autre sujet afin de ne pas entraver ses chances d'accéder au poste convoité.
Plus que de longues explications, l'anecdote est révélatrice de la place marginale qu'occupe le sport dans l'historiographie helvétique. Comparée à la situation des pays voisins, celle de la Suisse peut être caractérisée de précaire, malgré l'existence de quelques études de qualité. S'il n'est pas le lieu pour s'interroger plus longuement sur les multiples raisons de ce retard, force est d'évoquer tout de même le peu d'intérêt voire le dédain manifesté par les milieux académiques face au sport. La persistance de cette attitude est d'autant plus surprenante que dans les pays voisins de tels préjugés ou doutes ont été si ce n'est totalement du moins largement dissipés.
Au sein de la rédaction de traverse, l'envie est donc venue de consacrer un numéro à l'histoire du sport. Afin de ne pas tomber dans le piège de l'éclectisme un défaut dont souffrent de nombreux colloques consacrés au sport , nous avons décidé de centrer le dossier sur le thème de la sociabilité. Par ce choix, nous voulions inscrire notre démarche dans une continuité: faire écho, d'une part, à des projets similaires réalisés dans les pays voisins(1) et, d'autre part, aux travaux consacrés plus généralement aux faits associatifs.(2) S'y ajoute qu'au niveau international la Suisse figure parmi les pays disposant de la plus forte densité d'associations sportives. Enfin, un dépouillement préalable des listes des travaux (thèses, mémoires de licence, etc.) menés au cours des dix dernières années avait montré que ce domaine avait fait ou faisait l'objet de plusieurs études.
En Suisse, il faudra sans doute attendre longtemps encore une synthèse répondant au standard actuel des sciences sociales. C'est pourquoi nous avons voulu couvrir un champ temporel et thématique aussi large que possible, allant de la fin de Moyen Age à l'époque contemporaine, et aborder des pratiques sportives aussi variées que la gymnastique ou le ski en passant par le tennis et le football.(3) Comme le montre le survol qui suit, les différentes contributions de ce cahier en se complétant et en s'éclairant mutuellement invitent aussi à une lecture suivie.
Dans le cadre de son travail, Jeannette Rauschert porte un regard nouveau sur le développement du tir au Moyen Age, un domaine d'étude qui jusqu'à nos jours est (singulièrement) demeuré l'apanage de l'histoire militaire. Elle examine dans la longue durée l'institutionnalisation du tir à l'arquebuse à Zurich aux XVe et XVIe siècles. Initialement, ces tireurs ne formaient qu'un groupe informel qui se réunissait pour s'adonner à une activité récréative, ludique et sportive. Au plus tard à partir du milieu du XVe siècle, ils disposèrent d'un local qui leur servait de lieu de rencontre («Schützenstube»). Bien que ce dernier ait donné un certain cadre à leur sociabilité, il ne semble pas que les tireurs aient alors été clairement organisés. Au cours du XVIe siècle, les autorités leur portèrent une attention de plus en plus soutenue du fait de l'importance croissante que revêtait l'arme à feu individuelle pour la défense militaire municipale. A côté des prescriptions relatives au déroulement des exercices de tir et aux conditions d'admission, l'attention fut plus particulièrement portée aux dispositions réglant et normant le comportement des tireurs lors de leurs réunions.
Hans Ulrich Jost trace un tableau de la naissance et du développement de l'associationnisme sportif suisse du XIXe jusqu'au début du XXe siècle. En Suisse comme en Allemagne, la gymnastique est pratiquée d'abord par la jeunesse académique (donc urbaine). Elle est organisée dès les années 1810 sous forme d'associations acquises non seulement à l'activité gymnique elle-même mais aussi aux mouvements politiques nationaux. Durant le troisième tiers de XIXe siècle, l'éducation physique et la gymnastique seront de plus en plus liées aux préoccupations de la défense nationale. Dès les années 1860, on assiste à une diversification des pratiques sportives par l'apparition de nouvelles disciplines (les sports nautiques, l'alpinisme, plus tard le cyclisme, le football, etc.). Cet essor connaît une première apogée au tournant du siècle. Vers 1900, l'associationnisme sportif se caractérise non seulement par une très forte croissance du nombre des associations mais aussi par une différenciation sociale des pratiques: ainsi, les couches supérieures pratiquent l'équitation, l'aviron, la voile, jouent au tennis ou au golf. A la fin du XIXe siècle, on voit de nombreuses sociétés féminines de gymnastique se fonder dans le sillage du mouvement féministe.
Monique de Saint Martin s'intéresse au rôle de la noblesse française dans le lancement, l'organisation et, parfois, la diffusion de nouvelles pratiques sportives telles le vélocipède, le lawn-tennis puis le tennis, le golf et, un peu plus tard, l'automobile. Plus ces activités sont associées à la vie mondaine, plus elles retiennent longtemps les aristocrates. Les exemples du vélocipède et du tennis abordés ici montrent en effet que lorsque le sport se professionnalise et se diffuse, la noblesse l'abandonne ou se retire dans les propriétés privées et les clubs pour le pratiquer en cercle fermé. La contribution très stimulante de M. de Saint Martin appelle tout naturellement à des travaux qui, en Suisse, auront à répondre à deux questions au moins: l'aristocratie helvétique a-t-elle joué un rôle similaire à celui de la noblesse française dans la diffusion de certains sports? Si tel n'est pas le cas, quels acteurs ou groupes sociaux ont pu jouer ce rôle?
Dans le cas de la noblesse ou de la «bonne société», il est notoire que la dimension conviviale voire mondaine de l'activité sportive a, en fin de compte, revêtu davantage d'importance que la performance sportive. Dans la perspective des «gender studies», il s'ensuit que femmes et hommes participaient de concert aux joutes et à la sociabilité qui leur était liée, selon des modalités qu'il vaudrait la peine de creuser encore. Le dossier photographique constitué à partir des collections du Musée suisse des sports confirme à tout le moins cette complicité. Les photographies d'origines diverses donnent un aperçu de la vie hivernale impétueuse de la station de Saint-Moritz vers 1910. Voyez et appréciez!
Dans sa contribution, Marco Marcacci relate les polémiques que les gymnastes ont engagées au début du XXe siècle dans une publication tessinoise face à l'émergence des sports modernes. Cette étude comble indéniablement une lacune, car s'il est vrai que la controverse alors menée est en soi connue, force est de constater qu'on ne dispose jusque-là en Suisse d'aucune monographie fouillée sur la question. Il reste par contre à faire une étude comparée de ces réactions prenant en compte différentes régions de Suisse et d'ailleurs. En effet, le cas du Tessin traité ici fit écho à un débat plus vaste qui toucha tout ou partie de l'Europe. Bien que la polémique visait en premier lieu à défendre les idéaux et les valeurs patriotiques des gymnastes, il faut relever que les arguments dont se servaient le principal protagoniste de la controverse étaient inspirés de publications italiennes. Par ailleurs, s'appuyant sur les écrits de médecins et de pédagogues, les gymnastes eurent à c¦ur de démontrer les effets pernicieux des nouvelles pratiques sportives, comme la recherche de la performance, le goût du spectacle, le désir de s'amuser, etc. S'agissant d'un canton catholique, on notera en outre que le facteur confessionnel n'a pas joué de rôle dans ce débat.
Fin connaisseur de l'histoire du football européen, Pierre Lanfranchi révèle le rôle de relais joué par la Suisse dans la diffusion du football sur le continent entre 1880 et 1910. En même temps, il écrit un chapitre original de l'histoire des entrepreneurs suisses et ouvre ainsi la voie à de nouvelles études. Des collèges privés des bords du Léman furent les premiers à créer des équipes de football. Bientôt, la passion toucha les élèves de nombreuses autres institutions. Plus que par le sport lui-même, ces sportsmen étaient fascinés par son caractère moderne et anglophile. Devenus cadres de l'industrie, certains d'entre eux exportèrent en même temps que leur savoir-faire leurs loisirs. Des Suisses ou d'anciens élèves ou étudiants d'écoles, de technicums ou d'universités du pays furent intimement mêlés à la création ou à la vie de nombreux clubs de football d'Europe méridionale, ainsi à Milan, Gênes, Marseille, Sète et Barcelone. A l'étranger, le football leur permit non seulement d'afficher leur modernisme et leur foi en l'économie libérale, mais aussi de faciliter leur intégration dans les élites locales.
A partir de la Première Guerre mondiale, les femmes s'approprièrent des domaines sportifs comme le ski ou l'alpinisme réservés jusque-là aux hommes. Susanna Schmugge évoque les nombreux obstacles que le sport de compétition féminin eut à franchir jusqu'à sa reconnaissance. Depuis le tournant du siècle, des médecins s'employèrent, dans le contexte du mouvement hygiéniste, à initier les femmes à des exercices de gymnastique conçus en lien avec l'enfantement. Parallèlement, ils défendaient le point de vue que certaines disciplines sportives étaient inappropriées aux aptitudes féminines. A l'insu de ces discours scientifiques, diverses associations sportives féminines furent fondées en Suisse à partir des années 1920, qui étaient partiellement tournées vers la compétition. Afin de donner le poids nécessaire à leur revendication, les femmes eurent donc recours au moyen (traditionnel) consistant à fonder une association, une démarche qui eut donc une fonction légitimatrice. Au cours des années 1930 et durant la guerre, la politique familiale réactionnaire propagée à l'enseigne de la «défense spirituelle» du pays fut synonyme de régression: le sport fut de nouveau associé à la préparation des femmes à leur «fonction reproductrice». Il fallut donc attendre la fin du Second Conflit mondial pour que le sport de compétition féminin fût enfin reconnu (et financé).
Basée sur une enquête représentative auprès de quelque 3000 associations sportives, la contribution de Hanspeter Stamm et Markus Lamprecht présente les principales caractéristiques du sport organisé contemporain en Suisse. Les auteurs y montrent que l'associationnisme se trouve certes en pleine mutation et qu'il se différencie, mais qu'il ne saurait être question d'une crise existentielle. Contrairement à un préjugé largement répandu, les associations sportives font preuve d'une capacité d'adaptation notoire et d'une large flexibilité quant à leur organisation, sachant intégrer aussi bien des nouvelles disciplines que répondre aux attentes multiples et changeantes de ses membres. A partir du matériel empirique collecté, il est possible de constituer cinq types d'associations sportives: les «associations conventionnelles» (30%), les «associations à caractère sociable» (27%), les «associations ouvertes» (25%), les «associations de compétition individualisées» (14%), les «associations désintégrées» (4%). On peut considérer que les trois derniers types sont l'expression de nouvelles conceptions de l'associationnisme. Les associations «ouvertes» et «individualisées» sont caractérisées par leur forte orientation sur le sport de compétition. Alors que les premières, davantage campagnardes, s'efforcent d'élargir l'offre en préservant les aspects conviviaux et le bénévolat, les secondes, urbaines en général, présentent les caractéristiques d'une entreprise de service. De son côté, l'«association désintégrée», dont les membres présentent les traits de simples consommateurs, ne parviennent plus à concilier sociabilité et demandes nouvelles.
Dans la rubrique «document», Michela Trisconi analyse un texte dont le propos a un lien direct avec le dossier thématique de ce numéro. Le rapport en question fut présenté dans le cadre d'une conférence des présidents des organisations internationales catholiques, qui a eu lieu à Fribourg en février 1939. Il y apparaît notamment que l'Eglise catholique ou du moins certains courants au sein de cette dernière ne songea que fort tard à intervenir activement dans le domaine des loisirs. Elle se préoccupa de la question de crainte de perdre davantage encore son influence sur les classes populaires qui pouvaient recourir à une large palette d'activités proposées par les organisations ouvrières.
Grâce à un soutien financier de la section d'histoire de l'université de Lausanne, il a été possible de réunir selon une tradition dorénavant bien établie à traverse les auteurs de ce numéro et quelques collègues pour un workshop, où nous avons pu échanger informations et points de vue. Au nom de la rédaction et des participants, nous aimerions remercier vivement H. U. Jost de son hospitalité.
Notes
(1) Pour mémoire, on rappellera: La sociabilité par le sport, Toulouse 1988 (Sport Histoire 1 [1988]).
(2) Cf. notamment Hans Ulrich Jost (éd.), Sociétés et sociabilité au XIXe siècle, Lausanne 1986 (Histoire et société contemporaines, 5/86); de même Hans Ulrich Jost et Albert Tanner (éd.), Geselligkeit, Sozietäten und Vereine Sociabilité et faits associatifs, Zurich 1991 (Société Suisse d'Histoire Economique et Sociale, 9).
(3) Contrairement à notre v¦u, il n'a pas été possible d'intégrer au cahier un article spécifique sur le sport ouvrier, les deux auteurs contactés ayant été contraints de se retirer du projet pour des motifs professionnels. Pour des indications bibliographiques sur la question, cf. la contribution de H. U. Jost, notes 10 et 17.